INTERVIEW - « C’est un film sur la prison avant d’être un film sur la sortie de prison »
25 juillet 2017 Manon Legrand
La ferme de Moyembrie, dans l’Aisne, accueille chaque année une petite centaine de détenus en fin de peine, quels que soient le motif d’incarcération et la durée de la peine prononcée à leur encontre. C’est un projet singulier en France, lancé en 1990 par un couple qui a d’abord accueilli un détenu avant d’élargir le projet, reconnu aujourd’hui comme structure d’insertion et rattaché à Emmaüs France. Dans cette ferme, les pensionnaires acquièrent des compétences professionnelles, mais pas seulement. Ce premier pas vers le dehors, un sas de décompression dont la durée varie de 3 à 18 mois, leur permet aussi d’entamer leur processus de reconstruction, après plusieurs années derrière les barreaux. Nicolas Ferran et Samuel Gautier, tous deux engagés sur la question des alternatives à la prison, ont décidé de filmer ce lieu et de saisir les paroles et les instants de vie de ces hommes qui réapprennent la liberté. A quelques jours de la projection du documentaire à Bruxelles (cinéma Aventure, dimanche 30 juillet, 17 h), Nicolas Ferran revient pour Alter Echos sur cette « utopie réalisée », comme la nomme Delphine Boesel, Présidente de la section française de l’Observatoire international des prisons.
Alter Échos: Comment s’est établi le contact avec les pensionnaires de cette ferme ?
Nicolas Ferran : Samuel Gautier, coréalisateur et par ailleurs ancien infirmier en milieu carcéral, a découvert cette ferme quand il travaillait à l’Observatoire international des prisons, où je pilote pôle Contentieux depuis 6 ans. Très intéressé par le projet, il a décidé d’y rester un an et demi en tant que bénévole, avec l’idée de lancer un projet similaire en France dont l’ouverture est d’ailleurs prévue pour septembre 2017 dans l’Aude. C’est à ce moment-là qu’on a eu l’idée de faire le documentaire. Moi, je ne pouvais pas m’installer à la ferme en raison de mon boulot à l’Observatoire. La formule « quelqu’un sur place/ quelqu’un à l’extérieur » a bien fonctionné. Les détenus étaient à l’aise, nous faisaient confiance. Le fait que je les connaisse moins que Samuel a laissé place à une certaine spontanéité lors des entretiens que je conduisais.
A.É.: Vous dites que dans cette ferme « si les personnes ne sont plus en prison, elles ne sont pas pour autant en liberté ». Après y avoir passé pas mal de temps, comment définiriez-vous ce lieu ?
N.F. : La ferme est un espace bienveillant où l’on peut amorcer un processus de reconstruction. Je parle de bienveillance dans le sens où la question de la survie, qui se pose à la sortie de prison, est ici écartée. C’est un espace où peuvent se restaurer la confiance et la responsabilisation. La ferme est un projet singulier car elle est composée d’un espace de travail et d’un espace de vie. Il y a donc une forte dimension de vie collective et de responsabilisation.
La réinsertion telle qu’elle est pensée à la ferme est difficile à mesurer. La réussite n’est pas vraiment palpable
A.É.: La « réinsertion » prend donc aussi une autre forme…
N.F. : La réinsertion telle qu’elle se définit à la ferme de Moyembrie, c’est l’estime de soi, le fait de regagner la confiance des gens, sa confiance en soi. On ne retrouve pas ça quand on est dans un processus de réinsertion « classique » avec un travailleur social. Anne-Marie, présidente du centre après 18 ans d’expérience en prison dit d’ailleurs qu’elle s’est trompée en pensant que la première chose dont les détenus avaient besoin en sortant de prison était de rapidement trouver un logement ou un travail. La réinsertion telle qu’elle est pensée à la ferme est difficile à mesurer. La réussite n’est pas vraiment palpable.
A.É.: Vous interrogez dans l’une des scènes du documentaire le caractère limité de ce projet et le « tri » qui s’opère entre ceux qui en bénéficient et les autres. Que vouliez-vous dire avec cette scène ?
N.F. : Nous désirions interroger l’argument souvent brandi par l’administration du « C’est pas possible pour tout le monde », qui souvent permet de justifier l’enfermement. La ferme est une solution mais il y en a d’autres à construire comme les familles d’accueil par exemple qu’évoque l’encadrant filmé dans cette scène. L’idée était aussi d’interroger la sélection : qui peut et qui ne peut pas bénéficier de cette réinsertion à la ferme. La ferme a des critères de sélection qui ne sont pas toujours ceux de l’institution.
A.É.: C’est-à-dire…
N.F. : Pour cette dernière, c’est souvent la dangerosité et la longueur de peine qui entrent en ligne de compte. Pour la ferme, c’est davantage la démarche des détenus qui est écoutée. Anne-Marie le dit dans le film, les encadrants sont attentifs à « sentir « la démarche, qui ne peut pas toujours être exprimée facilement par certains détenus.
Il y a des choses à inventer pour sortir de l’enfermement
A.É.: Vous multipliez les projections, dans des maisons de quartier, des festivals, ou des associations. Et même à l’assemblée nationale en septembre prochain. Quels messages voulez-vous faire passer ?
N.F. : Ce film présente plusieurs niveaux de réflexion. C’est un film sur la prison avant d’être un film sur la sortie de prison. En rencontrant les détenus dans les champs, on voulait vraiment entendre leur parole, hors de l’environnement carcéral. Ce film, du fait qu’il est aussi un projet de ferme avec productions de denrées biologiques, nous permet de parler de la prison dans d’autres milieux comme par exemple des festivals autour de la ruralité ou de l’économie sociale et solidaire. C’est une vraie possibilité de pénétrer des milieux a priori extérieurs à la problématique de la prison. Cela permet aussi de montrer qu’il y a des choses à inventer pour sortir de l’enfermement. Si on veut s’élever contre la consommation de masse, on peut par exemple s’engager dans des réseaux d’agriculture paysanne. C’est beaucoup plus compliqué de construire, en tant que citoyens, des alternatives à la prison. Ce projet est une manière de montrer que certains l’ont fait, et qu’il y a d’autres choses à imaginer.
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